Malaises

 

   

Dans cette rubrique, que nous espérons régulière, nous cherchons à recueillir des témoignages, à provoquer des réactions, à susciter des prises de position, à accueillir des cris de colère ou d’alarme sur tout ce qui se passe dans les secteurs de l’activité humaine dans lesquels la psychanalyse a gagné le droit de porter son intérêt et sa critique.

Si la tradition de la psychanalyse appliquée remonte à Freud qui n’a pas hésité à étudier mythologies et religions, oeuvres d’art et biographies d’hommes illustres, l’époque actuelle et son cortège de malaises en tout genres - travail raréfié, éducation en miettes, jeunesse déboussolée, science prise de vertige, discours politique décrédibilisé, moeurs chamboulées - nous fait un devoir de participer de manière plus active aux débats qui travaillent le corps social.

A la mesure de nos modestes moyens, nous tenterons de faire de cette rubrique un forum ouvert et nous espérons que nos lecteurs et amis se chargeront de la nourrir.

Nous l’inaugurons en nous intéressant aux évolutions récentes de la psychiatrie, qui semblent, au premier abord, mais au premier abord seulement, liées au problème récurent du déficit de la sécurité sociale et aux nouvelle pratiques gestionnaires qui sont mises en avant pour tenter d’y remédier.

Ne manquent pas les signes inquiétants d’une entreprise délibérée visant à diminuer le nombre des opérateurs dans le champ psychiatrique, mais aussi menace sur leurs pratiques, à l’hôpital comme en ville, dans les C.M.P.P. comme dans les établissements médico-sociaux.

Un exemple nous semble particulièrement parlant : la ministre de l’Intérieur annonce la création de mille postes d’éducateurs pour venir en aide à la jeunesse délinquante de nos banlieues. Bien! Mais on découvre que pas un poste de psychiatre ni de psychologue n’a été prévu!...

De même que l’extension de la sphère économique réduit le champ de la politique à un théâtre d’ombres où le discours de nos responsables se réduit à une gesticulation masquant mal leur impuissance à agir, pareillement la domination conceptuelle de la sociologie dans l’explication des désordres de nos sociétés post-industielles réduit à presque rien l’espace psychique de la subjectivité individuelle et restreint les capacités opératoires de tous les agents de la santé mentale.

En effet pour nos responsables de la santé, que valent la parole et le dialogue soignant malade, face à l’évidence du rapport coût-efficacité qui domine la réflexion sur la santé publique?
Si de tout temps le sort réservé aux fous a reflété fidèlement l’état de la civilisation, quels enseignements tirer de ce qui se dessine pour notre psychiatrie publique?

C’est pour commencer de répondre à ces inquiétantes interrogations, que nous les avons soumises, sous forme d’interview, à trois psychiatres des hôpitaux, les Dr Dolorès BOISSINOT, Hélène MOREAU et Antoine VIADER. Ce dernier ayant préféré, plutôt que de répondre à chacune de nos questions, apporter une réponse plus globale.

La psychiatrie mise à mal?

G.R.P. : A partir de 1960 la notion de secteur avait permis de casser le modèle asilaire de l’hôpital psychiatrique. Actuellement cette notion de secteur semble se dissoudre et les unités de soin spécialisées refont leur apparition dans les centres hospitaliers.
Comment expliquez-vous cette évolution et ne risque-t-on pas de retomber dans de vieilles pratiques ségrégatives?

Hélène MOREAU
: La politique de secteur, fondée sur les notions de continuité et proximité des soins, a permis de créer dans notre pays un système de soins en rupture avec le modèle asilaire malgré la persistance d’un fort hospitalo-centrisme et de grandes inégalités dans le développement de la sectorisation psychiatrique.

Depuis quelques temps existe une évolution préoccupante qui, sous couvert d’efficacité thérapeutique, prône la création d’unités spécialisées dans lesquelles les patients seraient regroupés par pathologie, sans projet thérapeutique d’ensemble et sans continuité de soins.

La création d’unités spéciales, fermées, pour les hospitalisations d’office et hospitalisations sur demande d’un tiers est également envisagée, ainsi que d’unités pour malades difficiles en dehors de toute réglementation. Et on voit apparaître ici et là des projets choquants par leur intitulé même, comme ces "unités pour malades agités perturbateurs"!...
Cette évolution, dans laquelle le patient est réduit à ses comportements ou à sa situation administrative, est grave et bien évidemment porteuse de dérives ségrégatives.

Elle est en opposition avec l’idée même du secteur conçu comme un ensemble de lieux différenciés et articulés dans le cadre d’un projet thérapeutique global, permettant une continuité de l’offre de soins à tous les moments de la trajectoire de chaque patient.

L’existence de structures diversifiées, intra-hospitalières ou implantées dans le tissu social, implique de privilégier la question des liens pour éviter les clivages dans le processus thérapeutique.

Des structures intersectorielles peuvent avoir leur place dans ce dispositif, si les liens entre le patient et son secteur d’origine sont maintenus. Mais il peut arriver que le secteur d’origine "oublie" son patient, et il faut savoir par ailleurs que les références multiples font parfois problème.

La mise en place de lieux d’hospitalisation différenciés permet de ne pas délaisser certains patients comme c’est parfois le cas dans les structures polyvalentes.
Les lieux de soins au long cours présentent un grand intérêt pour les patients psychotiques quand l’organisation des soins, prenant pour support la vie quotidienne et la création d’espaces où il peut y avoir des investissements transférentiels, a pour objectif de permettre au patient de s’inscrire dans un collectif et de s’instaurer comme sujet dans l’ensemble des interrelations.
De telles unités évitent le risque de chronicisation et de ségrégation si les équipes interrogent de façon permanente leur fonctionnement dans une dynamique de changement et si les projets thérapeutiques des patients s’ouvrent sur la communauté sociale.

Dolorès BOISSINOT : Le travail de secteur nécessite de disposer d’un réseau de structures diversifiées que nous avons essayé de développer.
Dans des pavillons au sein desquels toutes les pathologies se retrouvent mélangées le travail est parfois impossible. Nous avons créé une palette d’alternatives à l’hospitalisation, et nous sommes favorables aux structures médico-sociales lorsque elles sont de bonne qualité, et avec des passerelles. Elles peuvent être utiles même à l’intérieur du service public pour des patients pour lesquels l’hôpital est le seul lieu de vie possible. Cela est préférable au placement de patients de 40 ans en maison de retraite. Ce n’est pas une bonne façon de diminuer les hospitalisations...

Mais le secteur a loupé quelque chose : il y avait et il y a encore malheureusement des représentations très archaïques de la maladie mentale dans la population, et le secteur n’a pas suffisamment développé le travail auprès des médiateurs sociaux et des médias pour casser cette image ségrégante. Il faut faire sur ce point un vrai travail de santé publique.

Actuellement, avec les restrictions budgétaires, on rencontre d’un côté un discours gestionnaire , et de l’autre un discours pharmacologique médical. Il n’y a plus d’espace pour les malades mentaux qui vont être assimilés à des handicapés. Il n’y a plus d’approche de la question du Sujet, on aura évacué toute la richesse de la psychiatrie. En ne parlant pus que du social, on va faire disparaître le soin.

G.R.P. : Telle qu’elle s’est développée en France après la guerre, la psychothérapie institutionnelle utilise l’organisation des échanges à l’hôpital comme instrument de changement thérapeutique. Dans les conditions actuelles, administratives, médicales et financières, que devient cette visée?

Dolorès BOISSINOT
: Il existe en effet un désinvestissement de l’institution, et c’est très regrettable. Les psychiatres, qui ont à assumer les décisions sont parfois conduits à être interventionnistes du fait de cette absence de partage des tâches institutionnelles.
Ceci m’amène à interroger la place des psychologues dans les équipes : ils se tiennent souvent trop en retrait au nom de la clinique individuelle.
Ils donnent l’image d’un silence et d’une écoute en sens unique et qui ne renvoie rien, et semblent laisser l’institution aller à vau-l’eau.
Il est vrai que c’est cette part du travail qui est la plus usante, du fait des répétitions, des attaques du cadre par les patients.
Mais la perte de la place de la psychanalyse dans le travail institutionnel avec ce repli dans la relation de face à face avec les patients laisse une place vide occupée par la hiérarchie administrative ou infirmière. Les psychologues auraient pu être les garants de ce travail institutionnel. Ce n’est pas la seule raison, mais les médecins-chefs sont de moins en moins nombreux à demander que les psychologues qu’ils recrutent aient une formation analytique.

Hélène MOREAU : Si nous considérons que les facteurs d’aliénation existent toujours et que toute structure, intra ou extra-hospitalière, court un risque de chronicisation, la psychothérapie institutionnelle apparaît d’actualité en tant que position éthique, en tant que méthode visant à transformer l’institution psychiatrique en instrument de soin.

Il est nécessaire en effet d’agir sur les aspects relationnels et l’organisation de la vie quotidienne pour instaurer un fonctionnement des lieux de soin permettant de ne pas escamoter la problématique de l’inconscient et de travailler la question du transfert.

Une telle perspective peut se concevoir à l’échelle du secteur mais est difficilement envisageable à l’échelle d’un établissement dans son ensemble, car les contraintes gestionnaires tendent à s’opposer à tout processus qui ne serait pas immédiatement rentable et à transformer le soin en une succession d’actes gérés de façon administrative.

G.R.P. : Lacan racontait qu’en 1941, isolé et découragé de ne pas rencontrer d’écho de son travail, et prêt à tout lâcher pour la littérature, il reçût une lettre d’encouragement d’un psychiatre inconnu qui avait lu sa thèse dans un hôpital de campagne, ce qui suffit à le relancer complètement, il s’agissait de François TOSQUELLES.
Pensez-vous que, depuis, la psychanalyse ait rendu le même service à la psychiatrie?

Dolorès BOISSINOT : Actuellement on assiste à une dérive vers une psychiatrie biologisante soutenue par les pouvoir publics.
Déjà la psychiatrie universitaire est pharmacologique, la sélection des étudiants se fait sur un mode scientifique. Cette tentation médicale a toujours existé pour la psychiatrie, et c’est ce modèle médical qu’avait bouleversé la psychanalyse.
On aurait pu penser que la psychanalyse allait infléchir la psychiatrie du côté des sciences humaines avec Foucault, Canghilem, Levi-Strauss. Mais il y a un appauvrissement. Il est difficile de dire quelles sont les forces en jeu dans cette usure interne.

Hélène MOREAU : Il faut sans doute considérer que la mise à distance de la psychanalyse est finalement assez récente.
Des générations entières de psychiatres ont eu comme seule référence la psychanalyse et ceux d’entre eux qui ont fait le choix du service public ont transmis, pendant des années, cette référence aux équipes et aux psychiatres en formation.

Ils ont de ce fait participé à la mise en place de la sectorisation psychiatrique dans une dynamique de formation des équipes permettant à chacun de se positionner comme sujet soignant et de mener un travail de réflexion sur les enjeux transférentiels et contre transférentiels dans la prise en charge des patients, voire d’entreprendre une psychanalyse personnelle. Cela a donné pendant longtemps un caractère particulier, très foisonnant, au travail d’élaboration des équipes. Cela se retrouve encore aujourd’hui dans certains secteurs mais le poids de la logique gestionnaire est tel que le maintien de la référence à la psychanalyse ne se fait pas sans difficultés.

G.R.P. : Dans quelle mesure la psychanalyse sert-elle aujourd’hui de théorie de référence dans le travail des équipes soignantes?

Hélène MOREAU : La référence à la psychanalyse existe encore dans certains secteurs, de façon explicite ou implicite.

Dans notre secteur, nous avons été amenés, à un moment donné, à énoncer de façon explicite notre orientation : orientation psychothérapique, se référant à la psychanalyse et à la psychothérapie institutionnelle.

Nous voulions par là, entre autres, éclairer les résultats chiffrés de l’activité du secteur et faire comprendre qu’une telle orientation implique pour chaque patient une organisation des soins s’inscrivant dans la durée, à travers les différents lieux de soins du secteur.
Cela a permis par ailleurs aux internes ou aux infirmiers de faire le choix de venir travailler dans notre secteur en fonction de cette orientation.
En ce qui concerne les équipes, on peut dire qu’il y a encore aujourd’hui dans de nombreux secteurs une attente pour un travail avec les psychanalystes, dans un cadre de supervision, ou d’études de cas comme cela a pu se faire avec Hélène CHAIGNEAU. Les infirmiers nouvellement formés ne sont pas préparés à cela mais ils s’impliquent rapidement et avec beaucoup d’intérêt.

Dolorès BOISSINOT : Du côté des jeunes psychiatres, il y a une baisse d’intérêt pour les textes, surtout psychanalytiques, et pour une psychanalyse durant les années de formation : cela débouche sur une pratique de la psychiatrie pseudo-humaniste, bienveillante mais moralisante; le psychiatre n’est pas en mesure de remettre en cause sa vision du monde, dominée par une vague compassion pour les patients. Il n’y a plus de réflexion sur le Sujet, le fantasme, la répétition. La réponse se fait au symptôme sans écoute du sens, c’est une lecture qui se perd. Cette évolution est européenne, comme c’est le cas en Espagne, que je connais un peu.

Du côté des nouveaux infirmiers diplômés d’état, ceux-ci n’ont pas de formation théorique, mais ils sont là par choix, le choix de travailler dans la relation plus que dans la technicité. C’est une garantie de leur engagement, même s’ils doivent beaucoup apprendre. Les anciens infirmiers psychiatriques n’avaient pas tous vraiment choisi ce métier, et ne pouvaient changer d’orientation. La question essentielle est, pour les jeunes infirmiers, la formation sur le terrain et dans l’institution que l’on va leur donner.

G.R.P. : La nosographie européenne, telle qu’elle s’est construite entre autre avec FREUD, repose sur la notion de structure psychique. Depuis nous sont venues des Etats-Unis de nouvelles classifications ( D.S.M.) qui font table rase du sujet de l’inconscient en le réduisant à la somme de ses comportements.
Quelle influence ont ces nouvelles formulations sur l’abord thérapeutique des malades?

Dolorès BOISSINOT : Il existe bien une nette évolution des repères théoriques. Le modèle médical ancien avait été largement subverti par la psychanalyse et la phénoménologie, qui nous permettaient une autre conception de la clinique.
Actuellement les étudiants sont de plus en plus sélectionnés sur la base de leurs connaissances scientifiques, après des années d’études purement médicales, et même les enseignants universitaires de psychiatrie sont le plus souvent orientés vers la pharmacologie. L’histoire de la psychiatrie n’est pas enseignée, et on ne sait pas de quelle place on parle, ni dans quel contexte, ce qui, bien sur, influe sur notre subjectivité.
L’exemple de la névrose obsessionnelle est particulièrement net, puisque cette entité est abandonnée au profit de la dénomination T.O.C. (troubles obsessionnels compulsifs), qui serait le triomphe du modèle physiopathologique, avec preuve par l’efficacité des médicaments, et par les thérapies cognitives et comportementales. La psychanalyse est reléguée au niveau de la préhistoire des TOC!

G.R.P. : Dans les années 70, avec Laing, Cooper, Basaglia, la maladie mentale était considérée comme le prototype de toutes les aliénations qui affectent l’être humain.
La dérive médicalisante et biologisante à laquelle nous assistons vous paraît-elle de nature à détruire la spécificité même du champ psychiatrique? Vous semble-t-il qu’il y ait une volonté politique délibérée d’aller dans ce sens?

Dolorès BOISSINOT : Avec les psychotiques on doit éviter cette caricature qu’est l’écoute sans se soucier de la place qu’occupe concrètement le sujet dans la société.
Les patients sont de fait des exclus du champ social. Ce n’est pas pour eux un choix. De ce point de vue, on ne peut pas parler de liberté dans la psychose. C’est plutôt une déréliction.
Quand un patient qui jusque là revendiquait son droit à ne pas être aliéné par un traitement médicamenteux en arrive à se faire exploser littéralement et concrètement la tête en la frappant contre les murs pour en faire sortir les voix qui l’envahissent, il est temps de lui dire "maintenant ça suffit".
Il faut parfois avoir le courage de poser des actes à la place des patients : le travail qui se voudrait inspiré par le principe de neutralité analytique serait alors acceptation ou fascination devant ces patients qui délirent. Quand ils vont mieux, ces patients expriment plutôt en fait le désir d’être comme tout le monde.
J’ai des doutes devant l’esthétique de la folie, du droit du sujet à s’auto-détruire. Le laisser faire serait plus facile, mais il ne faut pas avoir peur de se retrousser les manches.
En même temps, il faut bien poser les limites et ne pas basculer dans l’interventionnisme. D’ou l’intérêt de la réflexion dans le cadre d’une équipe pluridisciplinaire. G.R.P. : Rationalisation des soins, accréditation des hôpitaux, PMSI, les contraintes budgétaires et administratives s’accumulent et obligent les psychiatres à prendre quotidiennement position : résister ou collaborer. Que faire?

Hélène MOREAU : L’accréditation aujourd’hui, le PMSI demain, sont des systèmes d’évaluation qui nous sont imposés.

L’accréditation est l’évaluation à un moment donné d’une supposée qualité objective, matérielle, et d’organisation concrète. Elle a pour objet de déterminer la qualité des conditions dans lesquelles s’exercent les soins mais pas d’établir des critères de bonne pratique.

En ce qui concerne le PMSI, notre secteur a été un des sites d’expérimentation du système en cours d’élaboration : nous avions accepté cela pour pouvoir en dire quelque chose et éventuellement influer sur le système final.
Nous craignons aujourd’hui que cela ait été vain, les premiers résultats de l’expérimentation nous paraissant ininterprétables d’un point de vue de clinicien.

La pression sur les durées moyennes de séjour ou les taux d’occupation n’est pas encore trop forte pour l’instant. Mais la remise en cause des projets des équipes, la diminution parfois trop importante des lits, nous empêchent d’organiser les soins de façon cohérente au moment où les patients ont le plus besoin de continuité des soins et de stabilité dans leurs liens.G.R.P. : Y a-t-il un avenir commun aux malades mentaux et aux psychiatres?

Dolorès BOISSINOT : Ce qui me préoccupe est l’évolution de la démographie médicale des psychiatres : dans l’avenir, il est prévu une baisse importante du nombre des psychiatres dans les hôpitaux, au profit des généralistes et des plans de soins infirmiers; le psychiatre jouera un rôle d’expert, on va vers une psychiatrie très médicalisée, et clivée des aspects sociaux. Les malades ne gagneront pas à cette évolution et j’ai bien peur que la prise en charge psychothérapeutique, et surtout psychanalytique ne soit complètement marginalisée au profit du psychiatre biologique, très symptomatique, avec des relais dans le social .
La psychiatrie y perdra sa place de discipline médicale à part au carrefour de la Médecine et des Sciences Humaines.

Hélène MOREAU : La diminution du nombre des psychiatres va inévitablement peser sur le fonctionnement des institutions psychiatriques : 30% de psychiatres en moins d’ici quinze ans, cela signifie leur désengagement de l’institution et leur inscription dans les soins en tant que prestataires de services.

Pour compenser le déficit en temps de psychiatres, l’idée est de surspécialiser les infirmiers et de transformer les postes de médecins en postes de psychologues.

Il y a là une volonté surtout comptable de la part des pouvoirs publics, une volonté d’économies à courte vue, sans idéologie très précise.

Il nous faudra donc défendre l’institution soignante, qui est un projet d’une toute autre ambition que de faire fonctionner des établissements - ce qui relève de la logique réductrice des administratifs - car il est nécessaire d’avancer encore dans l’organisation de soins au plus près de la population, en créant des lieux d’accueil facilement accessibles, avec des plages d’ouverture suffisamment larges, dans le sens de la "psychiatrie d’accueil" que propose G. BAILLON. Cela permet de prendre en charge tous types de patients et pas seulement les plus perturbés ou les plus désocialisés.

Il y a dans la population une attente d’un service public de qualité, encore faut-il des soignants en nombre et de formation suffisante pour répondre à cette attente. Il faut rechercher une qualité des réseaux, avec souplesse et fluidité, la cohérence des intervenants. Car l’évolution des conditions de soins est toujours fonction de l’évolution du collectif soignant.

Antoine VIADER : Je voudrais apporter ici, en référence au thème choisi "le sujet mis à mal", le témoignage d’un psychiatre de service public.
Je suis responsable depuis plus de vingt ans d’un secteur de psychiatrie à Edouard TOULOUSE.
Je suis venu à la psychiatrie dans les années 60 et mon parcours a été celui de beaucoup de psychiatres de cette génération : formation analytique personnelle, orientation vers une approche psychanalytique de deux champs étroitement liés dans la pratique, celui de la psychose et celui de l’"Institution".
Ma rencontre avec François TOSQUELLES a été déterminante et m’a définitivement lié au mouvement de la Psychothérapie Institutionnelle.
On sait que ce terme a été proposé par DAUMEZON et KOECHLIN et référence à l’expérience de Saint-Alban.
Les conditions historiques de cette expérience lui ont conféré une place inaugurale et presque mythique : un seul et même combat était mené alors pour l’émancipation et la dignité des fous et de tous les hommes.
En réalité ce travail avait été commencé bien avant, notamment par TOSQUELLES, et les références psychanalytiques et socio-économiques avaient été travaillées en théorie et en pratique depuis des années.
On peut avancer l’idée que les fous assurent une fonction sociale et culturelle précise : ils représentent le lieu où naît une parole essentiellement invalidée.
L’organisation des hôpitaux psychiatriques classiques avait pour objectif, entre autre, de maintenir cette invalidation à travers un ensemble de systèmes de ségrégation.
Le travail de transformation des hôpitaux psychiatriques et le véritable esprit de ce qu’on a appelé la psychiatrie de secteur, visait à restituer à la parole des malades sa dignité, sa valeur de témoignage.
Cela ne pouvait se faire que grâce à un effort de théorisation largement inspiré de la psychanalyse.
On assiste aujourd’hui à un retour massif des mécanismes d’écrasement de cette émergence possible, et pour reprendre une formule de Cornélius CASTORIADIS, à une montée généralisée de l’insignifiance.
En simplifiant beaucoup, je dirais que, dans les établissements psychiatriques, on est face à l’ordre gestionnaire d’une part, et, d’autre part, à l’ordre médical.
L’ordre gestionnaire et l’ordre médical ont en commun d’être centrés sur la maîtrise.
L’ordre gestionnaire, forme moderne, technocratique de la bureaucratie classique, ne veut ni manque, ni reste. Il obéit à une logique néopositiviste, de l’objectivation, de la quantification, de l’évaluation arithmétique.
Il s’agit d’une logique linéaire, a-dialectique, qui ne connaît ni espace ni temps vécu.
La logique gestionnaire implique une conception du malade, et, au delà, de l’homme lui même, qui l’exclut en tant que sujet.
Le référence, que nous rejetons, à des notions telles que celles de l’évaluation, de groupe homogènes de malades, de transparence, de P.M.S.I. et de R.M.O., vise, on s’en rend compte, à une maîtrise totalisante et totalitaire du champ de la parole, le langage n’étant considéré que comme un système de communication et de transmission d’information.
Il ne s’agit donc pas seulement de maîtriser les dépenses. L’omniprésence des références économiques, ou plutôt financières, n’est souvent qu’un prétexte à une autre maîtrise qui implique le rejet de l’inconscient et de la folie, et rend inutile la notion même de sujet.
Pour ce qui concerne l’ordre médical, je ne peux que renvoyer au livre du même nom de Jean CLAVREUL.
Je relèverai seulement la question de la signification du symptôme pour le médecin et le psychanalyste. Si, pour le médecin, le symptôme est un signe (qui représente quelque chose pour quelqu’un), pour le psychanalyste, il est un signifiant (qui représente le sujet pour un autre signifiant).
Cette distinction a des conséquences pratiques évidentes sur le plan clinique et thérapeutique pour tout psychiatre et pour tout soignant.
Elle entraîne par exemple la question de la place des médicaments, psychotropes, mais, au-delà, de la nature même de la relation "soignants"-"soignés".
Il me semble que ce genre de problèmes nous conduit souvent à des alternatives impossibles si on ne les situe pas justement dans le contexte de l’institution considérée comme un champ structuré par la parole et le langage.
En tout cas, si Jean CLAVREUL reconnaît dans le discours médical un discours de maîtrise qui exclut, tout comme l’ordre gestionnaire, le sujet et son désir, on constate que ce discours médical apparaît de plus en plus, et assez logiquement il me semble, comme faisant corps avec le discours gestionnaire.
Les médecins deviennent de fait des gestionnaires de malades. L’évolution de la
formation de psychiatres et des infirmiers psychiatriques ( l’abandon des filières spécifiques de formation), comme les nouvelles classifications des maladies mentales ( C.I.M. 10, D.S.M. 4) imposent les mêmes codes que ceux du discours gestionnaire.
L’effacement de la référence psychanalytique dans les établissements psychiatriques, sur le plan de la thérapie comme sur ceux de la recherche et de la formation, entraîne un appauvrissement des discours et une massification des logiques.
Il n’y a en réalité ni confrontation ni débat, la logique à l’œuvre évacuant toute approche dialectique possible.

Ce constat pessimiste apparaîtra peut-être exagéré. Il me semble pourtant qu’une analyse lucide de la situation reste la condition indispensable pour préserver encore quelques espaces d’accueil et de travail.

Interviews réalisées par Danièle WEIL, Elisabeth HELLER, Jean-Noël TROUVE et Georges VERDIANI.