Jean-Paul Ricoeur


Le temps de la honte?

"Les sociologues redécouvrent les liens
entre suicide et crise économique".


Le Monde, titre du 4 février 1998

Il est des monstres qui nous habitent de l’intérieur, d’autres qui font notre siège de l’extérieur : monstres intimes, monstres "extimes". Celui que dénonce Viviane Forrester dans un petit livre très remarqué (et très controversé), L’horreur économique -selon un mot qu’elle reprend de Rimbaud- se cache derrière le mot édulcoré de "chômage".

"Pour la première fois de l’histoire, écrit-elle, le travail de l’ensemble des êtres humains n’est plus nécessaire au grand ordonnateur de notre monde : le profit". La malédiction biblique de l’obligation au travail se retourne, dans une sorte de naufrage monstrueux, en une malédiction du travail introuvable. Introuvable pour certains. Car, pour ceux qui en ont, ils en ont souvent trop : de peur de le perdre.

De ce livre coup de poing, il y aurait beaucoup à dire, ne serait-ce qu’autour des questions économiques qu’il soulève. Car, si certains experts semblent en contester la pertinence, le soupçon que l’augmentation du chômage n’a rien d’une bavure mais correspond bien au prix inéluctable et délibérément accepté par le système capitaliste pour réussir sa mutation, ce soupçon se fait de plus en plus pesamment insistant. Pourtant ce qui m’arrêtera ici est d’un autre ordre. C’est un mot qui insiste sous la plume de Viviane Forrester : la honte.

Elle souligne, certes, la culpabilité ou du moins la culpabilisation dont sont frappés les "demandeurs d’emploi" : "ils s’accusent de ce dont ils sont les victimes" . Mais c’est un sentiment plus radical venu de plus loin qu’elle met en exergue. "Les millions de personnes mises entre parenthèses, dit-elle, ont droit pour un temps indéfini, peut-être sans limite autre que leur mort, à la misère ou à sa menace plus ou moins rapprochée, souvent à la perte d’un toit, à celle de toute considération sociale et même de toute autoconsidération. Au pathos des identités précaires ou naufragées. Au plus honteux des sentiments : la honte. Puisque chacun se croit alors (est encouragé à se croire) maître failli de son propre destin, quand il n’a été qu’un chiffre asséné par le hasard dans une statistique".

Avant d'aller plus loin, une précision s'impose : par rapport à ce diagnostic brutal et cru, le psychanalyste, en tant que tel, a à faire un pas de côté : ne prenant en compte que les sujets singuliers, un par un, il tient fermement -et modestement tout à la fois- que pour un sujet (je pense particulièrement à ceux qui viennent nous parler), il n'y a pas de "fatalité" à ce qu'un chômage, pas plus que tout autre "crise subjective", ne tourne à la débâcle. Reste pourtant que, si l'on revient au point de vue général et quoiqu'il en soit des dénégations réitérées des pouvoirs publics, il n'y a pas de doute que le nombre global des chômeurs est, lui, considéré comme une fatalité. Reste encore, et n'est-ce pas là l'essentiel?, qu'il n'est pas nécessaire de tendre une "troisième oreille" pour entendre ce qu'il peut y avoir de vérité -et d'urgence- dans un tel cri d'alarme. Qu'il soit lancé "d'ailleurs" (il survient déjà d'un ailleurs à l'adresse des économistes) peut être saisi par nous comme une provocation à relever dans notre champ propre.
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La honte : le fait est que la théorie analytique n’en a pas fait un de ses concepts. "Je le dirai sans détour, écrit Octave Mannoni dans un des rares textes qui rencontrent ce sujet, c’est la faute de Freud". On peut se demander d'ailleurs au passage si ce n’est pas, en un sens, tant mieux : autant, dès qu’il s’agit de culpabilité, les analysants, qui ne sont pas sans être quelque peu avertis de la place qu'elle occupe dans la doctrine, se croient parfois obligés de lui "faire un sort" sur le divan et avancent dans un discours convenu et par conséquence sans surprise ; autant ces mêmes analysants, avec la honte, retrouvent toute leur fraîcheur : elle vient, sans avertir, au détour de quelqu’anecdote et, à s’y arrêter, elle peut ouvrir des champs (ou des gouffres) inattendus et féconds.

Toujours est-il que, dans ce quasi-silence de la littérature analytique, c’est du côté des anthropologues que la honte reviendra, et, mise en opposition avec la culpabilité, trouvera un statut opérant.

En 1945, l’Office of War Information, ayant à faire face, avec les Japonais, à un ennemi considéré comme aussi impitoyable qu’énigmatique, commande à l’anthropologue Ruth Benedict une étude sur les ressorts profonds de la société japonaise. Un an après, elle remet un rapport, Le chrysanthème et le sabre (il sera publié en 1947) où elle avance, comme critère de discrimination entre cultures, l’opposition culpabilité/honte : "guilt-culture", culture de la culpabilité -la culture occidentale- et "shame-culture", culture de la honte, -la culture japonaise. Cette distinction a eu un retentissement considérable; elle a été reprise en particulier deux ans plus tard par E. R. Dodds, d’Oxford. Dans Les Grecs et l’irrationnel, où il se propose, en une série d’études, de repérer tout ce qui dans la littérature grecque suppose une ingérence surnaturelle dans les affaires humaines, il fait appel à l’opposition culpabilité-honte pour éclairer le passage de la mentalité de l’homme "homérique" à celle de l’homme grec dit "archaïque" au travers de l’évolution de leurs sentiments religieux avant l'avénement de l’époque classique. Sur quoi, dans l’un et l’autre de ces ouvrages, cette distinction de deux types de culture se fonde-t-elle?

Ruth Benedict décrit une organisation dont le principe central est que "chacun est à sa place", ce qui implique une croyance absolue en l’ordre et la hiérarchie. D’innombrables facteurs règlent de façon extrêmement stricte tous les rapports, tant à l’intérieur de la famille qu’entre classes sociales. C’est "un monde où le plus petit détail de comportement est programmé et le statut fixé". Reconnaître sa place, c’est la reconnaître dans un grand réseau de dettes mutuelles. "Chaque homme et chaque femme contracte automatiquement une lourde dette dès la naissance" puis toute la suite du jeu social tournera autour d’un système remarquablement complexe d’obligations : tout ce qui est accepté de l’autre fait dette. La vertu commence au moment où le débiteur se consacre activement au remboursement de la dette contractée à l’égard de la famille, de la société et de la nation (dette envers l’Empereur). Le caractère de cette obligation est absolu -en face d’elle l’individu ne pèse d’aucun poids; "l’obligation envers son nom propre" qui en est la forme ultime, transcende toutes les autres exigences. Tout ce qui fait perdre la face, insulte ou affecte l’honneur, est un affront qui plonge celui qui le subit dans une honte qui exige effacement et réparation afin que la réputation soit gardée sans tache. Ou bien l’affront sera lavé (de même que la dette sera payée) ou bien il n’y aura pas d’autre solution que le suicide (seppuku) : accepter de mourir ne fait que montrer la haute idée que l’on se fait devant l’obligation envers son nom propre.

C’est un système qui n’accepte ni l’échec, ni la faute : une ignorance peut être une intolérable incompétence, une langue qui fourche au mauvais moment, exiger un suicide. On n’accepte de l’autre nulle remarque, ni correction, ni rectification. La compassion n’existe pas, il n’y a ni excuse, ni pardon, ni non plus la moindre possibilité de s’en prendre à l’autre, de déplacer sur lui la responsabilité. On ne peut s’en prendre qu’à soi-même et Ruth Benedict décrit les Japonais comme oscillant sans cesse entre la mélancolie et la colère. Elle souligne enfin qu’ils n’ont aucun besoin d’impératifs moraux d’une portée générale : "ils ne se collettent pas avec les problèmes du mal [...] Bien qu’au départ, toute âme soit resplendissante de vertu comme resplendit une épée neuve, elle se ternit néanmoins si son brillant n’est pas maintenu en permanence. Un homme doit apporter à sa personne le même soin qu’il apporterait à son épée". Cela se traduit dans des techniques de discipline du moi qui visent à l’excellence, au prix de n’importe quel sacrifice.

Il y a un an, un film bouleversant, Level Five de Chris Marker, nous remettait en mémoire -et remettait en Histoire si l’on peut dire- l’effroyable absence d’issue où peut conduire une telle conception : lorsque les Américains s’apprêtèrent à débarquer sur l’île d’Okinawa en mai 1945 (ils débarquèrent le 15 mai), les habitants de l’île reçurent l’ordre de ne pas subir la honte d’être pris vivants et d’être faits prisonniers.

Cent cinquante mille civils se suicidèrent ou "furent suicidés". Je retiendrai deux temps forts de ce film. D'abord une bande d’actualité de 1945 : elle montre des femmes se précipitant du haut d’une falaise : l’une d’entre elles pourtant hésite, mais elle voit qu’elle est filmée et saute. En second lieu un témoignage qui figure parmi les plus terribles de ce Level Five, celui du révérend Shigeaki Kinjo : il dit comment, supplétif de l’armée japonaise à seize ans, il tua à coups de bâton -par amour- son père, sa mère, ses frères et soeurs pour leur épargner la reddition.

S. Kinjo raconte ensuite comment il s'est converti au christianisme après avoir découvert, avec la Bible, le pardon, idée inconnue au Japon où dit-il, "la faute reste votre fardeau toute la vie" (il conclut : "j’apporte le poids de ma propre mémoire pour que le Japon regarde la sienne en face!").
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Lorsque deux ans après Ruth Benedict, Dodds reprend cette opposition culture de la honte -culture de la culpabilité à propos du sentiment religieux chez les Grecs, c'est pour montrer comment cette mutation de mentalité se fait par ce que l’on peut appeler une "intériorisation" de ce qui était d’abord attribué au destin : ennuis, soucis, chagrins, les hommes n’y sont pour rien; ce sont les dieux qui leur insufflent la folie (atê). Les hommes ne sont pas responsables; les dieux leur dérobent leur bon jugement, les ensorcellent : "les dieux peuvent rendre fou l’homme le plus sensé et redonner le bon sens au fou". "Tout désastre personnel inexplicable", "tout écart de la conduite humaine normale" relèvent du destin : ils sont rendus nécessaires par le plan des dieux. "Les héros d’Homère sont décrits comme particulièrement sujets à des sautes d’humeur rapides et violentes : ils souffrent d’instabilité mentale". Le parallèle avec ce que dit R. Benedict de l’homme japonais s’impose là, aussi bien que dans des considérations comme celles-ci : "Le plus grand bien de l’homme homérique n’est pas la jouissance d’une conscience tranquille, c’est la jouissance de l’estime publique (timê), sa plus grande force morale n’est pas la crainte de Dieu mais le respect de l’opinion publique". "Dans l’Iliade, une conduite héroïque ne procure pas le bonheur : sa seule adéquate récompense est la renommée". Ceci conduit à "une forte tension entre l’impulsion individuelle et les pressions du conformisme social qui caractérisent les civilisations de la honte. Dans une telle société, tout ce qui expose un homme au mépris ou au ridicule de ses semblables, tout ce qui lui fait perdre la face est intolérable". Comme au Japon, il n’y a pas de subjectivation "morale" de la faute : la faute est une transgression objective de ce que la collectivité exige; en ce sens, celui qui ne s'est pas conformé aux impératifs communautaires ne peut que se constater "ex-communié" de fait et tirer les conséquences de cette impossibilité de se "compter-dans" qui est désormais son lot. Cet état d’esprit est à rapprocher du fait que l’homme homérique n’a aucune conception de ce que nous appelons "l’âme" ou la "personnalité".

Toujours en suivant Dodds, il faudra attendre que la démocratie athénienne permette à l’individu de se libérer des liens du clan et de la famille pour qu’apparaisse "une conception véritable de l’individu en tant que personne avec des droits et des responsabilités personnelles". Les conditions sont alors créées pour que s’efface progressivement le sentiment de la honte, au fur et à mesure que se développe le sens de la culpabilité, avec en particulier l’interprétation nouvelle de l’atê comme punition (punition de la suffisance des hommes, de leur arrogance et de leur témérité coupable qui incommoderaient les dieux). Certes, il s’agit d’abord d’une culpabilité archaïque, tout particulièrement dans son caractère héréditaire, puisque la croyance était que le pécheur impuni paierait dans sa descendance (on pensait également qu’il pouvait acquitter sa dette dans une autre vie). Mais un pas est franchi qui rendra possible le soulagement de la faute : celle-ci, conçue comme une souillure, trouvera alors son corrélatif dans un "universel et insatiable besoin de purification rituelle" (catharsis); puis, peu à peu, la conception première d’une "purification automatique" s’approfondira dans l’idée de "l’expiation des péchés".

Nous en voyons une forme particulière avec Oedipe sur le "cas" duquel je voudrais m’arrêter un instant : il apparaît en effet, de façon exemplaire, comme à la charnière de deux mondes dans sa relation à la "faute". Depuis Freud, presque automatiquement, qui dit Oedipe dit culpabilité. Or, les choses ne sont pas aussi simples. En premier lieu, il faut bien évidemment se garder de confondre l’Oedipe du complexe avec celui de l’Antiquité : "il est clair, souligne avec humour J.-P. Vernant, que le héros d’Oedipe-Roi n’a pas le moindre complexe d’Oedipe"; en second lieu il n’y a pas un, mais des récits du mythe, et entre la version du temps d’Homère (où Oedipe continue à régner et est enterré avec les honneurs royaux) et celle de Sophocle, il se fait un remaniement considérable; enfin, l’Oedipe de Sophocle est loin d’être tout d’une pièce au regard de notre conception de la culpabilité. Ce que nous nommerions "faute" ou "péché" se dit en grec pollution (miasma) ou, plus grave, souillure (àgos). Le péché, souligne Dodds, est un "état de la volonté", un "mal de la conscience intime de l’homme", le sens du péché demande une "intériorisation de la conscience". La croyance en la souillure, elle, pose cette souillure même comme une "conséquence automatique d’une action". C’est un événement extérieur au sujet.

L’Oedipe de Sophocle en témoigne clairement. Il est doublement souillé -parricide et incestueux; une "vivante souillure", dit Vernant. Mais si Oedipe a une reconnaissance objective des faits, il n’en a aucune d’une quelconque responsabilité : il est frappé par un malheur dont il n’est en rien l’auteur. "Mes actes, je les ai subis et non commis", se plaint-il ; et encore : "j’ai subi le crime bien contre mon gré. Rien de tout cela ne fut volontaire". Résumé en un mot : "je n’ai rien fait". D’un point de vue humain, commente J.-P. Vernant, il est innocent et pur; d’un point de vue religieux, il est coupable et souillé. Aussi, ses crimes révélés, Oedipe incarne-t-il l’impureté qu’il faut expulser : il devient le bouc émissaire (pharmakós) qui concentre sur lui tout le mal de la cité et qu’il faut proscrire pour que la ville redevienne pure.

Avant d’en venir à la psychanalyse, je m’arrêterai sur une dernière remarque concernant les rapports d’Oedipe à la honte et à la culpabilité. On sait que ce qui le mettra en route vers son funeste destin sera l’insulte "fils supposé" que lui jette un ivrogne. Cette "première fissure dans l’édifice de sa prétendue généalogie" le précipite vers l’oracle de Delphes : il va lui demander si Polybe et Mérope sont ses parents. Il est clair que la question qui l’agite est "qui suis-je?", et sa crainte celle d’une "basse naissance, d’un sang dont il devrait rougir". De laisser la question ainsi enracinée du côté de la honte l’empêche d’entendre le mutisme de l’oracle sur la question même. Et la réponse ambiguë qui lui est faite (tu tueras ton père et tu coucheras avec ta mère) le jette sur le chemin où il rencontrera la culpabilité -dans le sens que l’on a précisé.
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Pour en arriver enfin à la psychanalyse, Freud aurait donc, selon O. Mannoni, raté la problématique de la honte. Elle aurait échappé à Freud parce qu’elle touchait à l’un de ses points aveugles : la précocité de son ambition et, dans sa propre histoire, l’enracinement de ce trait de caractère dans l’énurésie. Il aurait alors mêlé honte et pudeur, groupant toujours, dans ses premiers écrits, "honte, dégoût et moralité" qu’il présente comme les formes refoulantes qui inhibent les pulsions sexuelles. Pour lui, poursuit Mannoni, "le problème de la honte s’est trouvé réglé dès la petite enfance : il lui a opposé une formation réactionnelle du genre de celles qui apportent une modification définitive dans l’inconscient". Qu’avance alors notre auteur quand il veut donner la clef biographique de son argument? "On connaît l’anecdote, écrit-il : quand [les] parents [du petit Freud] voulaient lui faire honte d’avoir sali leur lit, il a répondu par la promesse de leur acheter un lit tout neuf et plus beau".

Or, si l’on se reporte à la source alléguée de cette anecdote supposée bien connue (un rêve de la Traumdeutung), quelques surprises nous attendent. "Trouble de mémoire" ou "fiction freudienne"? Condensation en tout cas. Car le commentaire du rêve indiqué par Mannoni propose une tout autre origine à l’ambition : deux prophéties faites dans l’enfance de Freud (il serait un grand homme; il serait un jour ministre). Quant au lien entre ambition et énurésie, il se trouve dans les associations concernant un autre rêve, mais réparties en deux séquences : à deux ans le petit Sigmund mouille son lit et promet à son père, pour le rassurer, de lui acheter un beau lit neuf et rouge; à sept ou huit ans, il satisfait un besoin dans la chambre de ses parents, en leur présence, et son père profère qu’on ne fera rien de lui. Freud témoigne alors d’une "humiliation", ce qui est encore autre chose que la honte, et d’une humiliation face à son père. Il conclut enfin que tous ses travaux et succès à venir seront là pour démontrer qu’il est tout de même devenu quelqu’un.

"Court-circuit", "simplification", reproche Mannoni à Freud... On a bien envie de lui retourner le compliment!

Mais poursuivons sa démonstration. Sa thèse sera qu’après être passé à côté d’un statut théorique de la honte, Freud finira quand même ("de façon un peu détournée") par lui en donner un. Cette théorie ("la seule peut-être que nous ayons"), Mannoni la trouve cachée et élaborée dans Massenpsychologie sans que le nom en soit prononcé : c’est celui de "ridicule" qui figure.

Reportons-nous à nouveau au texte de Freud (dans un passage où il veut étayer la distinction entre différents types d’identification) : "Il est évident que le soldat prend pour idéal son supérieur, donc en réalité le chef de l’armée, cependant qu’il s’identifie à ses semblables et fait découler de cette communauté des moi les obligations, propres à la camaraderie, d’assistance et de partage des biens, réciproques. Mais il devient ridicule s’il veut s’identifier au commandant d’armée". Et voici le commentaire qu’en fait Mannoni : "Si le sergent s’était identifié [au chef des armées] au niveau de l’idéal du moi, cela aurait fait de lui le plus dévoué de ses sous-officiers. Tandis que l’identification au niveau du moi ne peut produire, quand elle est dénoncée, que le ridicule; mais nous pouvons, sans hésitation, y ajouter la honte. Le ridicule provoque la rupture de l’identification et la rupture provoque la honte... En tout cas, ridicule et honte sont difficiles à séparer".

Et pourtant! On peut penser qu’il y a quelque chose de plus essentiel dans la honte que dans le ridicule, que celui-ci met en jeu des critères plus extérieurs, je dirai même plus sociaux. Et le mot même le dit : on reste dans une référence au rire -même s’il s’agit d’un rire dépréciateur. D’ailleurs, chacun le sait : alors que le ridicule ne tue pas, on peut mourir de honte. Quoiqu’il en soit, on a le sentiment que Mannoni tient à faire endosser à Massenpsychologie une théorie qui est en fait de son cru, et qu’en glissant la honte aux côtés du ridicule, il est venu, tel le coucou, pondre son oeuf dans le nid de Freud. Au reste, si on y regarde de plus près, ce n’est pas le seul mot qu’il dépose subrepticement dans le texte freudien. Il y en a un second : la dénonciation. Et j’avancerai que nous touchons là du doigt ce qui fait le ressort de la honte: plus généralement qu’une dénonciation (cela peut être toute forme de démasquage, ou encore d’aveu) quelque chose de l’ordre d’un dévoilement -l’opération même du dévoilement; de l’intime et du plus secret mis brutalement sur la place publique. Il est en effet remarquable que si la culpabilité a en face d’elle un regard intérieur dénonciateur dont elle ne peut se cacher (l’oeil était dans la tombe...) la honte, elle, n’apparaît pas tant que le secret est gardé, tant que le regard de l’autre ne l’a pas provoquée.

"Je viens de faire un geste maladroit, écrit Sartre: ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte".

Pas de honte donc sans un dévoilement, un démasquage mais aussi un aveu, autre forme de la mise au grand jour de l’intime.

Mais dévoilement de quel secret? Que ce secret ait, quoiqu’il en soit, quelque chose à voir avec le sexuel reste la première hypothèse qui s’offre à nous. La langue d’ailleurs en témoigne qui attache l’adjectif "honteux" aux "parties" ou aux "maladies" que l’on sait. Toutefois, Freud, dans l’analyse qu’il fait des rêves de nudité, relève qu’ils sont souvent exempts de tout sentiment de honte. Et il montre qu’ils en sont en quelque sorte l’envers : il les interprète en terme d’exhibition glorieuse. La honte serait plutôt liée à quelque autre défaillance qu’au sexe lui-même : "à un défaut de notre toilette ou à quelque autre manquement". Ailleurs, Freud note encore que "si la honte est inhérente à la sexualité, elle concerne moins les organes que la pensée. L’adulte a honte de ses fantaisies et les dissimule aux autres, il les cultive comme sa vie intime la plus personnelle; en règle générale, il préférerait confesser ses manquements plutôt que de communiquer ses fantaisies". On sait qu’on rougit de façon privilégiée à propos d’un mot mal venu, d’un lapsus, d’un acte manqué : bref, de tout ce qui, à l’improviste, laisse échapper et livre à l’autre un fragment de notre intimité secrète ou de notre théâtre privé, dans un "donner à voir", une exhibition à notre corps défendant.

L’insupportable, l’intolérable d’un tel instant me paraît tenir à deux mécanismes complémentaires, mais différents, ou, si l’on préfère, à un mécanisme à double face :

- la première aurait trait à une disparition de l'espace, à une effraction de la limite entre moi et l’autre, effraction "de l’intérieur", mais qui a pour effet que "s’effuse" ce que je ne suis pas sans savoir de moi, mais qui doit rester ignoré de tous. Sans doute peut-on rattacher à cela le rougissement, violent réinvestissement de ce qui, lorsque mon espace psychique perd ses barrières, peut me rester comme limite : celle de mon corps, ma peau.

- l’autre face tiendrait au fait que ce que je suis et que je révèle, je sais bien que je le suis, mais quand même! Je voudrais ne pas l’être, tant est grand l’écart, le décalage entre le projet idéalisant qui me porte et l’étalage cru de ce que je démasque : non pas tant un sujet désirant qu’un corps pulsionnel. L’accent est différent. Ce que met en jeu le désir en tant que tel nous mène du côté de la culpabilité (plus ou moins honteuse si l’on veut) - culpabilité dont on ne se lasse pas de répéter avec Lacan qu’elle n’est pas causée par le fait de céder au désir, mais de céder sur le désir. Du côté de la honte, Freud vient de nous le rappeler, ce sont nos fantaisies -nos fantasmes- qui sont au coeur de l’affaire. Quand la honte nous tombe dessus, c’est, en un éclair, bordant le fantasme, le gouffre de la pulsion et de la jouissance qui s’ouvre sous nos pieds. Et cette remarque de Freud, à propos de la pulsion : "comme elle n’attaque pas de l’extérieur mais de l’intérieur du corps, il n’y a pas de fuite qui puisse servir contre elle", éclaire ce sentiment qui accompagne la honte, d’être cloué au sol, de vouloir disparaître sous terre. Sur ce versant, pas d’illusions qui tiennent, Freud nous a détrompés ; il y a toujours dans le fantasme du névrosé -c’est-à-dire le nôtre- une connotation perverse : l’objet est toujours partiel, morcelant le corps. Ce qui implique que cet objet que je suis pour l’autre ou que l’autre est pour moi ne m’intéresse jamais que par un bout, ou par une combinaison de bouts. Lacan trouvera dans Sade la loi qui formule l’ultime de cette logique du fantasme : "prêtez-moi la partie de votre corps qui peut me satisfaire un instant, et jouissez, si cela vous plaît, de celle du mien qui peut vous être agréable".
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On pourrait être tenté de rassembler ces différents éléments -qu’il s’agisse du défaut, du manquement, de l’écart- autour du thème de l’insuffisance; d’y raccrocher d’autres lieux de la honte : honte d’être d’une "autre" race, d’être une femme, de ne pas être vraiment un homme, de n’être qu’un enfant... Mais il faut se méfier : le risque serait grand d’être aspiré par une problématique de l’avoir (la honte ce serait ne pas avoir ce qu’il faut) et de s’enliser dans le marécage de la castration en ramenant tout au phallus, "organe du défaut" (je pense par exemple à cette image citée par Lacan de la "petite fille se confrontant nue au miroir : sa main en éclair croisant, d’un travers gauche, le manque phallique").

Certes, tant la problématique du regard de l’autre inhérente à la honte que la thèse mannonienne de la rupture des identifications du moi -ou encore une expression comme "perdre la face"- nous invitent à nous reporter à l’expérience du miroir. Mais alors, me semble-t-il, pour insister sur une insuffisance plus archaïque et plus radicale que celle qu'évoque la petite fille au miroir. Car, alors que le regard, dans la culpabilité, est malgré tout, par le biais du surmoi, un regard qui fait tenir le moi, qui lui donne une cohésion, une densité, le regard de la honte, lui, est un regard qui lâche, qui défait, qui décompose ou fait voler en éclat. D’une façon générale d’ailleurs, la honte laisse le sujet totalement démuni ; ni fuite, on l’a vu, ni quelqu’autre parade ne sont à sa disposition : il ne peut que subir. Il en va bien autrement avec la culpabilité où toute une stratégie peut se déployer : conjuration, confession, (auto)punition, expiation, pardon, rédemption... ces manoeuvres valent ce qu’elles valent, mais elles abondent. Et pour ce qui concerne le stade dit du miroir, l’omniprésence du morcellement dans le fantasme le dit assez : l’assomption de l’image du corps dans le miroir et l’unification du moi, n’ont rien d’un achèvement stable et abouti. Que le regard de l'Autre -rappelons la distinction lacanienne entre (grand) Autre du langage et (petit) autre semblable- que le regard de l'Autre entérine et cautionne cette assomption (accompagnée, on le sait, de la jubilation de l'enfant) n'efface ni ne résoud les paradoxes de la méconnaissance foncière qui est au fondement de la structure même du moi. Il importe de s'arrêter sur le principe même de l’opération telle que Lacan la reconstruit : lors de la rencontre de sa propre image dans le miroir, le sujet, du fait de la totale ignorance dans laquelle il se trouve quant à l'origine de cette image, saisit cette apparition comme une réalité extérieure à lui. Cette forme, que, dans un deuxième temps, il devra reconnaître comme sienne, dans un premier temps le précède et l'anticipe, et le laisse d'emblée dans un rapport d'aliénation radicale. Ceci implique que son moi n’est pas un dedans pré-constitué : le principe est celui d’un dehors (la forme) qui sera constitutif d’un dedans (le moi). Il faut souligner fortement que, avec ce dehors, l’étranger précède toute intériorité : insupportable subversion où on ne peut pas ne pas voir la racine même du racisme. La même opération qui me constitue en un moi nie, exclut l’étranger : j'ai à me défaire de l'autre pour qu'advienne mon moi; c'est moi ou l'autre. De même, ce sera cette exclusion de l’altérité qui unira les semblables et fondera la fraternité (fragile fraternité qui vire vite, comme on a pu le dire, à la "frérocité"). Opération toujours à refaire, laissé comme je suis dans un vacillement perpétuel entre ce morcellement de l’image du corps et les recollements du moi; et toujours à refaire, dans la dialectique sans issue, si l’on s’en tient à elle, du même et de l’autre. Inéluctablement, trop de différence et c’est mon miroir qui vole en éclats; trop de ressemblance et c’est la folie du "narcissisme de la petite différence" qui flambe.

C’est à ce même radical "défaut" de l’être parlant (du "parlêtre" comme dit Lacan), cette première rencontre de soi comme préformé dans un en dehors, que j’articulerai ce qui fait le fond de la honte; à ce temps précis, donc, où il faut me confier à la forme extérieure pour qu'elle me donne consistance (moment de marge, d'entre-deux : au sortir du morcellement, au seuil du cautionnement par l'Autre; moment de faille où je ne cesse pas de risquer de revenir me perdre). Et j'acquiescerai volontiers, pour faire un pas de plus, à cette hypothèse de Monique Schneider: "Là où le théoricien se porte garant de la nécessité du désir maternel, celui qui est à l’écoute des rêves ou des textes se fait plus hésitant : comment peut-on être accueilli alors qu’on se présente comme "défait", sans visage, demandant à la forme qui avance de nous donner elle-même cette forme qui nous attend. La honte se situe peut-être au lieu même de cette rencontre : honte portant sur l’existence et non sur ce que ce candidat à l’existence est supposé avoir commis".

On ne peut qu’entendre -particulièrement insistante chez ceux de nos analysants qui "ne s’aiment pas", qui au sens propre "ne peuvent pas se voir", ou encore ne se voient que dans un monde où "il n'y a pas de place pour eux"- la récurrence du thème du "droit " à l’existence et la plainte douloureuse du "ai-je le droit?" faire la doublure des manifestations de la honte.

Devant l’impossibilité de se justifier d’être là, s’agirait-il alors, avec la honte, moins d’effacer une faute, comme dans la culpabilité, que d’effacer une présence? Tâche vouée à l'échec -et la honte exige en quelque sorte son propre redoublement : non seulement j’ai honte, mais j’ai honte d’avoir honte; non seulement elle me fait disparaître, "mourir", alors que je suis obligé de rester, mais je voudrais, si je peux dire, faire disparaître ma disparition même. "me funaï - ne pas être né" s’exclame dans Oedipe à Colone le choeur horrifié et pris de pitié devant le dernier coup qui frappe le héros, au soir d’une vie "d’effroyables infortunes" : il vient d’apprendre, dans le bois sacré de Colone, la lutte fratricide qui dresse ses fils l’un contre l’autre. "Ne pas être né, voilà ce qui vaut mieux que tout ou encore, arrivé au jour, retourner d’où on vient, au plus vite...". Voeu qui fait écho, le complétant et le radicalisant, au premier cri d’Oedipe apprenant que, trompé sur sa véritable origine, il fut en fait trouvé, les talons transpercés et entravés, dans un val du Cytheron boisé : "Dieux! quelle étrange honte autour de mon berceau!"
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"Le plus honteux des sentiments : la honte". C’est Viviane Forrester qui, avec cette formule redoublée, m’a invité à tenter ce parcours dans cette problématique de la honte.

Je voudrais lui laisser les -presque- derniers mots qui viendront entrer en résonance avec ce qui précède. "La honte devrait être cotée en bourse : elle est un élément du profit [...] De ce système surnage cependant une question essentielle, jamais formulée : faut-il "mériter" de vivre pour en avoir le droit? Une infime minorité, déjà exceptionnellement nantie de pouvoirs, de propriétés et de privilèges avérés comme allant de soi, tient ce droit d’office. Quant au reste de l’humanité, pour "mériter" de vivre, il lui faut se démontrer "utile" à la société, du moins à ce qui la gère, la domine : l’économie plus que jamais confondue avec les affaires, soit donc l’économie de marché...

"Mais qu’en est-il du droit de vivre lorsque celui-ci n’opère plus, lorsqu’il est interdit d’accomplir ce devoir qui y donne accès, lorsque devient impossible ce qui est imposé?... Car enfin se faire évincer chaque jour ouvrable de chaque semaine, chaque mois et chaque année... est-ce un destin plausible...

"Alors comme écho à la question qui "surnageait" plus haut, en naît une autre que l’on craint d’entendre : est-il "utile" de vivre si l’on n’est pas profitable au profit. Ici perce peut-être l’ombre, l’annonce ou la trace d’un crime..."
Si derrière mon identité et derrière mes identifications se profile aussi mon corps comme outil de travail exploitable, comme chair à canon enrôlable, qu’en est-il quand il s’avère parfaite inutilité, radical en-trop?
Un pur déchet?
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© Jean-Paul Ricoeur